Thomas Bourdrel : « A Tokyo, la restriction du diesel a permis de réduire la mortalité respiratoire de 22% »
Écrit par Elise Baumann sur juillet 27, 2018
Thomas Bourdrel est radiologue et membre du collectif Strasbourg Respire, qui alerte régulièrement sur les dangers de la pollution aux particules fines et ultra-fines. Abandon du diesel en ville, soutien aux mobilités douces comme les transports en commun et le vélo, vignettes Crit’air… Il fait le point sur les solutions disponibles pour réduire la pollution de l’air à Strasbourg.
LD: En quoi consiste l’action du collectif Strasbourg Respire dont vous êtes membre ?
Notre collectif Strasbourg Respire a été à l’origine créé par quelques médecins strasbourgeois en 2015, après un pic très important de pollution qui avait duré une dizaine de jours, sans vraiment provoquer de réaction de la part des élus locaux, ni même dans la presse. Beaucoup de villes françaises comme Nancy, Metz ou encore Lyon avaient mis en place des mesures efficaces pour faire face à ces pics de pollution, et à Strasbourg il ne se passait rien. Face à ce déni, nous avons voulu agir et tirer la sonnette d’alarme, à la fois auprès des Strasbourgeois et des élus.
Quand on a commencé à agir, en 2015, les élus ne voulaient plus entendre parler de lutte contre la pollution : ils avaient mis en place le tram, permis le déploiement des vélos, et voulaient s’arrêter là. Ça a été un peu difficile de relancer tout le monde après ça ; il a fallu une pétition de plus de 120 médecins strasbourgeois en 2015, et beaucoup de pression médiatique, pour qu’on parvienne à réveiller les habitants et les élus locaux.
Nous sommes aujourd’hui composés aux trois quart de médecins mais aussi des parents qui sont inquiets pour leurs enfants. Actuellement, nous sommes plutôt spécialisés dans le volet scientifique et médical, et nous avons développé une véritable expertise sur les questions de la pollution de l’air. C’est pourquoi nous travaillons avec d’autres associations comme Respire à Paris, ou encore France Nature Environnement.
LD : D’après plusieurs études, la pollution de l’air est responsable de près de 10% des cancers du poumon, en raison notamment des particules fines voire ultra-fines. Le diesel est donc responsable ?
Les particules fines et ultra-fines n’ont pas du tout la même nocivité, cela dépend de leur composition. Les particules les plus nocives sont celles issues des combustions, donc dès que l’on brûle de la matière. Parmi ces particules dites « de combustion », les plus nocives sont celles issues du diesel et du chauffage au bois, pour deux raisons : elles vont pouvoir pénétrer dans tout l’organisme, y compris le système cardio-vasculaire, le système neurologique et le fœtus.
La deuxième raison de leur très grande nocivité, c’est qu’à leur surface on peut retrouver des composés très toxiques, notamment des hydrocarbures aromatiques polycycliques qui sont cancérigènes, et des métaux lourds. Le diesel est un grand pourvoyeur de ces hydrocarbures aromatiques polycycliques, si bien que l’OMS (Organisation Mondiale pour la Santé) a classé les émanations de diesel cancérigènes certains en 2012, alors que les émanations d’essence sont considérées comme cancérigènes probables.
L’essence reste toxique, le benzène émis par l’essence reste cancérigène également, mais en tout cas en ville, le diesel reste ce qu’il y a de pire. A la fois pour les particules ultrafines, mais également en terme de gaz, puisqu’un diesel émet six fois plus de NO2, le dioxyde d’azote, qu’un véhicule essence. Il s’agit d’un gaz très toxique pour le système cardiovasculaire et pour le système respiratoire ; c’est ce fameux dioxyde d’azote qui est au centre du diesel-gate.
Il faut bien comprendre que tout le système de dépollution des véhicules diesel, par exemple par des filtres, nécessite pour fonctionner une certaine température, qui n’est quasiment jamais atteinte en ville car le moteur n’a pas le temps de chauffer. Donc si on cantonnait les véhicules diesel aux grands trajets, ce pour quoi ils sont prévus, ça ne poserait pas trop de problème. Mais les faire rouler en ville, c’est une aberration.
Thomas Bourdrel est radiologue à Strasbourg et membre du collectif Strasbourg Respire, qui voudrait aujourd’hui se monter en association. (Photo EB – Les Défricheurs)
LD : A Tokyo, au Japon, la municipalité a introduit au début des années 1990 une stricte limitation de la circulation des véhicules diesel, et a réussi à réduire les émissions de particules fines de 40%, et la mortalité liée à cette pollution a également beaucoup diminué. Faut-il aujourd’hui s’inspirer de ce pays et mettre en place des mesures similaires ?
Cet exemple est le meilleur exemple de bonne politique en matière de santé publique. Cela ne s’est pas fait du jour au lendemain, un long procès a opposé le gouverneur de la ville et les industriels du diesel, mais une fois mise en place, cette mesure s’est révélée très efficace : le taux de particules fines a chuté de 44%, la mortalité respiratoire en sept ans a diminué de 22% et la mortalité par cardiopathie ischémique, c’est-à-dire les AVC, a chuté de 11%.
Aujourd’hui, ce sont principalement des véhicules hybrides qui circulent à Tokyo. Mais les lobbies diesel essaient en ce moment de se réimplanter au Japon. C’est un combat qui n’est gagné, il faut toujours être vigilant, même s’il fort à parier qu’avec le « diesel-gate », ces industriels aient du mal à se réimplanter durablement.
LD : A Strasbourg, vous expliquez qu’il existe une ségrégation spatiale quant à la pollution à laquelle sont confrontés les Strasbourgeois. Qu’en est-il exactement ?
C’est un scandale dont on a du mal à faire prendre conscience aux élus et aux habitants. Cette discrimination est valable dans toute l’agglomération : à quelques rues près, vous pouvez respirer un air deux ou trois fois pollué que votre voisin. C’est le cas notamment des personnes qui habitent en bord de gros axes routiers comme l’avenue de Colmar ou l’avenue des Vosges. Ce sont des zones qui sont très souvent classées en situation de pic de pollution. Or on sait que les espérances de vie et les taux de maladies cardiovasculaires sont nettement impactés par cette pollution.
Il faut que les habitants fassent pression sur la municipalité, car il n’y a pas de raison qu’en fonction de leur lieu d’habitation, ils ne respirent pas le même air que le voisin.
LD : La Ville de Strasbourg a tout de même mis en place en février une meilleure synchronisation des feux, sur l’avenue de Colmar, pour fluidifier la circulation automobile et réduire ainsi la pollution à cet endroit.
C’est effectivement une bonne mesure. Le mieux serait quand même de ne pas favoriser le trafic routier, mais c’est vrai que si on n’a pas le choix, sur un gros axe routier, la synchronisation des feux et le fait que le trafic soit plus fluide permet de réduire la pollution.
On sait notamment que les personnes qui habitent sur ces gros axes routiers au niveau des feux sont encore plus exposés que les autres, du fait que les moteurs sont à l’arrêt, redémarrent et accélèrent constamment donc polluent beaucoup. Je le répète, le mieux serait quand même qu’on n’ait plus du tout de voitures, ou en tout cas les moins polluantes possibles. C’est une « mesurette » qui permet de diminuer la pollution à très court terme, mais cela n’est pas une solution satisfaisante.
LD: Sur les autres efforts consentis par la Ville de Strasbourg pour encourager à l’abandon de la voiture, notamment la mise en place de la vignette Crit’Air et l’opération Au boulot à vélo, quel regard portez-vous ?
Il s’agit de mesures nécessaires qu’il faut prendre, mais par exemple à vélo les cyclistes opposent beaucoup l’argument de la sécurité, et dans une grande ville comme Strasbourg il faut effectivement rester très vigilant lors de sa conduite, notamment lorsque les pistes cyclables ne sont pas séparées des routes.
Concernant les vignettes Crit’air, il s’agit d’une mesure qui ne servira pas à grand-chose, mais donnera quand même un signal pour responsabiliser les gens, leur faire prendre conscience qu’on est responsable à chaque fois qu’on prend sa voiture, et qu’ils ont intérêt quand ils achètent un nouveau véhicule, à acquérir un véhicule qui pollue peu.
Notre collectif a quand même publié une tribune dans le journal Libération pour appeler à une révision des critères d’attribution des vignettes : aujourd’hui, on peut acquérir un véhicule diesel de critère 1 qui date de 2011, alors que ce type de véhicule pollue encore beaucoup. On voudrait donc exclure automatiquement les véhicules diesel des Crit’air de niveau 1.
Finalement, c’est un système encore imprécis mais qui envoie un signal important.
LD : Avez-vous aujourd’hui le sentiment d’être entendu au niveau local comme national ?
Plutôt, oui, cela va dans le bon sens. Mais je regrette que le seul moyen de se faire entendre, c’est d’entreprendre des actions fortes, par exemple via la presse ou la voie juridique.
La nomination de Nicolas Hulot au ministère de la Transition écologique a quand même été un bon signal, et on constate aujourd’hui une écoute plus importante, qui n’existait pas avant. Les choses commencent à bouger, doucement mais sûrement !
Elise Baumann